Résultats des élections présidentielles et nouvelles fractures territoriales : les conditions de travail au centre du jeu

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L’objet de cet article est de questionner les résultats des dernières élections présidentielles[1] (10 et 24 avril 2022) au regard des évolutions du travail : y-a-t-il un lien entre les conditions de travail et les résultats du vote dans les urnes ? S’il est encore trop tôt pour établir ce lien, un certain nombre d’études ont apporté des éléments de réponse lors des précédentes élections : oui, un lien existe entre le niveau d’autonomie des individus dans leur travail et le vote ou l’abstention. Interroger les conditions de travail semble de plus en plus vital pour la démocratie.

 

Le constat d’une fracture territoriale qui interroge

Les résultats des dernières élections ont donné lieu à nombre d’analyses dont beaucoup mettent en avant le déterminant géographique des votes en lien avec la montée du fait « périurbain » que le mouvement des Gilets jaunes avait mis en exergue. Une fraction sans cesse plus forte des « classes moyennes laborieuses » travaille et habite, dorénavant, en périphérie sous l’effet de la gentrification[2] des métropoles. Or, même si ces territoires périurbains ne sont pas uniformes[3], ce sont en leur sein et précisément dans les zones qui ont subi le plus les impacts de la désindustrialisation que le vote RN a été le plus fort. A contrario, au premier tour, le cœur des métropoles a voté majoritairement :

  • LREM avec un électorat plutôt diplômé, occupant des postes d’encadrement moyen et élevés ou de professions libérales mais également plus âgé ;
  • ou LFI comme à Lille, Toulouse, Nantes, Strasbourg, Rennes, Marseille, Grenoble, etc.

Mais que signifie cette nouvelle dualité territoriale cœur des métropoles / périphérie ?

 

Une fracture territoriale qui informe en réalité de l’état psychologique « profond » de leurs habitants

Les analyses de l’observatoire du bien-être du Cepremap (Centre pour la recherche économique et ses applications) menées en 2017[4] quant aux précédentes élections présidentielles pourraient être fécondes pour tenter de répondre à ces questions :

  • D’une part, l’observatoire avait repéré un lien statistique étroit entre l’état psychologique des citoyens et la probabilité de voter contestataire. La note concluait ainsi « Les individus se déclarant à un extrême[5] ou l’autre du spectre politique se déclarent généralement moins heureux que le reste de la population, tandis que les individus de la droite modérée sont légèrement plus satisfaits de leur vie que ceux de gauche» ;
  • D’autre part, la note avait montré que le vote en faveur de la gauche contestataire rassemble dorénavant des électeurs globalement moins insatisfaits que ceux de la droite : « Alors que l’extrême droite se caractérise par un niveau de mal-être croissant, l’extrême gauche a vu au contraire son niveau de satisfaction dans la vie augmenter rapidement au cours des dix dernières années.». Si ce résultat se confirmait en 2022 cela pourrait ainsi expliquer le nouveau lien qui semble exister entre le cœur des métropoles et le vote LFI[6] qui reflèterait une capacité à attirer des individus plus diplômés et plus aisés, habitants ces mêmes métropoles. Mais cette dynamique irait de pair avec sa difficulté à rassembler les individus les plus précaires et pessimistes, qui se tourneraient désormais vers l’extrême droite contestataire / ou l’abstention et qui toucheraient de préférence les zones périphériques, notamment celles les plus reléguées / désindustrialisées.

Mais alors si le bien-être subjectif influence les comportements électoraux des citoyens, qu’est-ce qui est de nature à influer dessus ? Une des hypothèses qui semble émerger d’un certain nombre de travaux serait celui d’un lien entre ce pessimisme qui caractérise les habitants de certaines de ces zones et leurs conditions d’emploi et de travail pouvant induire le comportement électoral.

 

Des conditions d’emploi plus précaires qui « pèsent sur le moral »

Ce pessimisme est à mettre en lien avec la grande transformation économique qu’a vécue la France ces 30 dernières années : désindustrialisation massive du pays et essor de la nouvelle « économie servicielle ». Sous le joug du « client roi » qui dicte ses rythmes et impose son sens (le fameux « sens du client » qui touche tous les secteurs y compris la fonction publique), les conditions d’emploi se sont considérablement flexibilisées et précarisées (d’autant plus que les personnes sont moins diplômées) :

  • Le nombre d’embauches en CDD très courts a été multiplié par 2,5 en 20 ans au point qu’ils constituent aujourd’hui 80% du flux d’emploi ; le travail en horaires atypiques s’est également considérablement accru ;
  • Le développement exceptionnel de la sous-traitance a révélé la segmentation des chaines de valeur : si les salariés des sous-traitants bénéficient en général de conditions d’emploi plus dégradées que celles des salariés des donneurs d’ordres et dont ils partagent pourtant les tâches, leur simple présence dans les collectifs de travail organise une pression à la baisse constante sur les statuts, les salaires et les conditions de travail et tend ainsi à agir sur la confiance et à déstructurer les collectifs de travail ;
  • Peinant à s’insérer sur le marché du travail, une fraction croissante du salariat s’est ubérisée et a opté pour un statut d’auto-entrepreneur, renforçant encore ce mouvement d’individualisation des conditions d’emploi pour des tâches semblables ;
  • La modération salariale pour une partie des travailleurs est également une réalité dans un contexte marqué par un accroissement des inégalités. Le pouvoir d’achat arbitrable par unité de consommation[7] (concept développé par l’INSEE) montre qu’entre 2010 et 2019 celui-ci n’a augmenté que de +1,5%, soit +0,15% / an…

Toutes ces évolutions sont bien sûr de nature à faire évoluer l’état psychologique des personnes qui les subissent et à alimenter une insécurité sociale qui touche de préférence ceux qui ne peuvent accéder avec leur salaire et leur niveau de diplôme aux emplois et au niveau des loyers des centres urbains gentrifiés générant un sentiment de relégation territoriale :

  • D’un côté, les habitants de ces territoires périurbains aux franges de la ruralité (l’industrie était disséminée partout sur le territoire y compris dans des zones faiblement peuplées) ont été ceux qui ont été le plus durement touchés par la désindustrialisation et la perte d’emplois qui s’en est suivie cassant une bonne partie du tissu social local ;
  • De l’autre, c’est dans ces territoires périurbains que s’est polarisé le développement de « l’arrière garde » de l’économie servicielle[8] où les ronds-points jouent un rôle essentiel pour relier entre eux les centres logistiques, d’entrepôts, commerciaux, hospitaliers, les parcs d’attractions et autres parcs d’activités d’entreprise, nouveaux pourvoyeurs d’emplois « tertiaires » souvent peu valorisés et que la crise du Covid a mis en évidence.

 

Des conditions de travail qui influent sur le vote : le manque d’autonomie en débat

Au-delà des questions d’emplois et de salaires, les conditions de travail et le management ne sont-ils pas susceptibles de peser dans le vote dans la mesure où ils sont connus pour être un facteur déterminant de l’état psychologique des individus ?

Deux études récentes[9] tendent à répondre par l’affirmative à cette question. Elles concluent, en effet, après enquêtes statistiques sur des échantillons très vastes (ce dans 27 pays européens différents sur un échantillon de 14 000 personnes) que :

  • d’une part, ce qui se passe au sein des organisations ne reste pas cantonné en leur sein mais finit par irriguer toute la société et notamment construit l’engagement politique des travailleurs : il y a une causalité du travail sur la politique ;
  • d’autre part, les managements participatifs qui donnent une large place à la voix délibérative des individus et font appel à leur autonomie tendent à encourager l’engagement politique et civique des salariés. Dans un constat de déclin global de l’autonomie au travail ces dernières années, ceux des travailleurs dont l’autonomie a le plus décliné sont aussi ceux dont la participation politique a le plus reculé.

Confirmant cette importance de l’autonomie au travail, les travaux de Thomas Coutrot de la DARES complètent ce constat. Dans une note en 2018[10], il tente empiriquement de voir si un lien existe entre les résultats par commune du vote de 2017 et les résultats de l’enquête conditions de travail de 2016. Il aboutit à plusieurs constats qui mériteraient d’être testés pour 2022 :

  • L’autonomie au travail y apparaissait significativement plus faible dans les communes où prédominaient l’abstention ou le vote FN, ainsi que, dans une moindre mesure, le vote « gauche contestataire » ;
  • Le lien apparaissait particulièrement fort dans les communes avec un fort taux d’abstention : le travail des votants y semblait davantage prescrit (tant sur ce qu’il faut faire que sur la façon de le faire), sans prise d’initiative, davantage répétitif avec nécessité de devoir appliquer strictement les consignes et sans réelle possibilité de modifier les horaires en cas d’imprévu ;
  • Une telle corrélation s’observait également pour le vote FN mais avec une moindre intensité : la corrélation s’observait également avec le vote gauche contestataire mais dans une moindre mesure encore. « Ainsi dans les communes où le FN a eu les meilleurs scores le 7 mai 2017, 46 % des actifs disent que leur « travail consiste à répéter une même série de gestes ou d’opérations » contre seulement 31 % dans les communes qui ont le plus voté « LREM » (40 % pour l’ensemble)».

 

Conclusion

Thomas Coutrot concluait ses travaux ainsi : « L’hypothèse de la littérature semble confirmée : une faible autonomie au travail favorise la passivité civique ou l’inclination pour un modèle autoritaire. » tout en notant que le sens de la corrélation mérite encore d’être investigué, ce que nous appelons de nos vœux tant ce sujet est central pour la bonne marche de notre démocratie. Nombreux sont celles et ceux aujourd’hui qui réclament que la participation des salariés en entreprise soit davantage renforcée (en sus des quelques avancées « limitées » de la loi Pacte de 2019) et que le rôle des instances du personnel dans la gouvernance renforcée.

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[1] Il ne porte aucun commentaire sur les résultats en tant que tels.

[2] La gentrification désigne le processus par lequel la population d’un quartier populaire fait place à une couche sociale plus aisée (source : Le Robert sur internet). A noter que ce mouvement de périurbanisation rend les populations concernées particulièrement dépendantes à leur voiture pour se déplacer : d’où le sujet du prix de l’essence et des limitations de vitesse particulièrement sensible.

[3] notamment en termes de désidérabilité et d’attractivité pour reprendre les propos développés dans l’ouvrage de : Fourquet Jérôme et Cassely Jean-Laurent, La France sous nos yeux : économie, paysages, nouveaux modes de vie, Paris, Le Seuil, 2021.

[4] Jenmana Thanasak, Gethin Amory, « Du mal-être au vote extrême », Observatoire du Bien-être du CEPREMAP, n°2017-08, 04 Septembre 2017. Ces auteurs notaient déjà la tri-polarisation de la vie politique française en germe depuis la crise des Subprimes : un vote centre majoritaire et une montée des votes dits (gauche et droite) et donc l’effondrement de la droite et de la gauche classiques.

[5] Nous citons in extenso ce terme ici : cette reprise ne vise pas à porter de jugement de valeur sur le vote en tant que tel.

[6] On notera aussi que les élections municipales de 2020 avaient vu croitre le vote EELV dans certaines grandes métropoles (Strasbourg, Bordeaux, Lyon, etc.) ce qui n’est sans doute pas étranger au fait que EELV a été le premier parti à rejoindre LFI pour construire la nouvelle alliance à gauche pour les élections législatives de 2022 …

[7] Le pouvoir d’achat arbitrable par Unité de consommation consiste à ôter du revenu disponible les dépenses pré-engagées, c’est-à-dire celles réalisées dans le cadre d’un contrat difficilement renégociable à court terme (dépenses de logement ou de téléphonie par exemple).

[8] L’avant-garde étant souvent représentée par le concept de start-up nation…

[9] 1er article : Budd John W. et al., « Learning about Democracy at Work: Cross-National Evidence on Individual Employee Voice Influencing Political Participation in Civil Society », Industrial and Labor Relations Review, Août 2018 – 2ème article : Lopes Helena et al., « Declining autonomy at work in the EU and its effect on civic behavior», Economic and Industrial Democracy, 2014, vol 35 (2), pp. 341-366

[10] Coutrot Thomas, « Travail et bien-être psychologique : les résultats de l’enquête CT-RPS 2016 », DARES, Document d’études n°217, Mars 2018

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